L'Épidémie Silencieuse des Cancers Cutanés
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L'Épidémie Silencieuse des Cancers Cutanés

Résumé Contexte : Les cancers cutanés, comprenant principalement les carcinomes basocellulaires (CBC) et spinocellulaires (CSC), représentent les tumeurs malignes les plus fréquentes à l’échelle mondiale. Malgré leur faible mortalité, leur incidence croissante et leur charge économique substantielle soulignent l’importance d’en améliorer la surveillance et la prévention. 

Objectifs : Cette revue narrative vise à (1) quantifier l’incidence mondiale et nationale des CBC, CSC et mélanomes, (2) analyser les mécanismes de sous-déclaration, en particulier en France, (3) étudier les tendances démographiques et géographiques, et (4) discuter des défis émergents, notamment l’impact environnemental, les biais algorithmiques et les conséquences du changement climatique. 

Méthodes : Une recherche documentaire a été conduite sur PubMed, GLOBOCAN, INCa, rapports de cohortes (CEREDIH, Agrican, CASEUV). Les critères d’inclusion comprenaient les études publiées entre 2010 et 2024, en français ou anglais, traitant de l’épidémiologie, de l’enregistrement et des facteurs de risque. 

Résultats : En 2022, 6,6 millions de nouveaux cas de cancers cutanés ont été diagnostiqués dans le monde, dont 3,6 millions de CBC et 1,8 million de CSC aux États-Unis. En France, seulement 45 000 des 120 000 CBC annuels sont recensés. L’incidence du mélanome chez les 18–30 ans a augmenté de 50 % entre 2010 et 2023. Les disparités territoriales, les expositions UV et environnementales (pesticides, polluants), ainsi que les facteurs socio-économiques, influencent significativement les résultats. 

Discussion : Les lacunes des registres freinent la planification des politiques de prévention. Les diagnostics assistés par IA promettent une détection précoce, mais nécessitent des jeux de données diversifiés pour éviter les biais. Les projections climatiques prévoient une augmentation des expositions UV, aggravant le fardeau épidémiologique. 

Conclusion : Une harmonisation globale des registres, le déploiement de dispositifs mobiles de dépistage, et des campagnes de photoprotection ciblées sont essentiels. Par ailleurs, la régulation des outils IA et l’intégration de la dimension climatologique sont des priorités.

1. Introduction

1.1 Contexte et portée du problème Les cancers cutanés constituent un enjeu de santé publique majeur à l’échelle mondiale. Selon les données de GLOBOCAN 2023, on estime à 6,6 millions le nombre de nouveaux diagnostics de cancers cutanés en 2022, plaçant ces affections en tête des tumeurs malignes en termes d’incidence1. Cette catégorie regroupe essentiellement les carcinomes basocellulaires (CBC) et spinocellulaires (CSC), parfois désignés sous l’acronyme anglais NMSC (Non-Melanoma Skin Cancers), ainsi que les mélanomes, moins fréquents mais responsables de la majorité des décès liés aux cancers de la peau2. Les CBC et CSC sont caractérisés par un faible potentiel métastatique (< 0,1 %), mais leur morbidité locale et les coûts associés à leur prise en charge chirurgicale et au suivi médical sont considérables3. Parallèlement, le mélanome, malgré une incidence moindre, présente un pronostic plus sombre avec un taux de mortalité avoisinant 25 % à cinq ans4.

1.2 Évolution historique et tendances épidémiologiques L’histoire de l’épidémiologie des cancers cutanés remonte à la fin du XIXᵉ siècle, lorsque des cliniciens européens ont décrit pour la première fois les carcinomes cutanés de manière systématique5. Au cours du XXᵉ siècle, l’incidence a connu une augmentation graduelle, corrélée à l’urbanisation, à l’allongement de l’espérance de vie et à l’intensification de l’exposition aux rayons ultraviolets (UV). Des études pionnières, notamment celle de Karagas et al. (1991), ont établi un lien dose-réponse entre exposition solaire cumulative et développement des NMSC6. Par la suite, de vastes analyses de cohortes, telles que EPIDERM et QSkin, ont affiné la compréhension des facteurs de risque, démontrant notamment l’influence du phototype, des antécédents familiaux et de l’utilisation de bronzages artificiels7,8.

1.3 Classification des tumeurs cutanées Les tumeurs cutanées malignes se divisent classiquement en deux catégories principales :

  • Non-Melanoma Skin Cancers (NMSC) : incluent les CBC, issus des cellules basales de l’épiderme, et les CSC, provenant des kératinocytes. Les CBC représentent 70–80 % des NMSC et se caractérisent par une croissance locale lente, tandis que les CSC, plus agressifs, sont associés à un risque métastatique de 2–5 %9.
  • Mélanomes : originaires des mélanocytes, ils sont moins fréquents (< 5 % des cancers cutanés) mais plus létaux, avec une mortalité élevée sans dépistage précoce10.

Le classement histopathologique et la stadification TNM (Tumor, Node, Metastasis) sont essentiels pour guider la prise en charge thérapeutique et estimer le pronostic11.

1.4 Facteurs de risque établis Plusieurs déterminants de risque pour les cancers cutanés ont été identifiés :

  • Exposition aux ultraviolets (UV) : l’exposition cumulée aux UVB est le facteur le mieux documenté, induisant des lésions de l’ADN (principalement des dimères de cyclobutane thymine)12. Les UVA contribuent par un mécanisme indirect via le stress oxydatif13.
  • Photothérapie et cabines de bronzage : l’utilisation de sources artificielles d’UV avant l’âge de 30 ans augmente le risque de mélanome de 59 % et celui de NMSC de 30 %5.
  • Phototype et caractéristiques pigmentaires : les individus de phototype I–II (peau claire, cheveux roux/roux-blond) présentent des risques multipliés par 2–3 comparativement aux phototypes plus foncés14.
  • Prédispositions génétiques : mutations germinales dans CDKN2A, BRAF, et PTEN sont associées à une susceptibilité accrue au mélanome familial15.
  • Facteurs environnementaux et professionnels : exposés aux pesticides (cohorte Agrican) et hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) (étude UrbanAir), les travailleurs agricoles et urbains présentent des risques relatifs augmentés de 1,3 à 2,3 pour les NMSC16,17.

1.5 Sous-déclaration et limites des registres La vigilance épidémiologique est entravée par une sous-déclaration systémique des NMSC. En France, bien que 120 000 nouveaux cas de CBC soient estimés chaque année, seulement 45 000 sont inclus dans les registres hospitaliers, essentiellement en raison des actes ambulatoires non rapportés18. Cette sous-estimation compromet la fiabilité des indicateurs d’incidence et de mortalité, et biaise les analyses économiques et les projections de charge sanitaire.

1.6 Impact socio-économique Outre la morbidité physique, les cancers cutanés engendrent une charge économique substantielle. En Europe, les coûts directs (chirurgie, consultations, traitements adjuvants) dépassent 8,4 milliards d’euros annuels, tandis que les coûts indirects (absentéisme, perte de productivité) correspondent à près de 9 millions de journées de travail perdues19. La charge est particulièrement lourde pour les travailleurs ruraux, chez qui la perte de revenu liée à un épisode de cancer cutané peut atteindre 15 000 €20.

1.7 Tendances émergentes et changements climatiques Le changement climatique, par l’augmentation de l’irradiance UV en surface, est susceptible d’accentuer l’incidence des cancers cutanés21. Les projections du GIEC prévoient une hausse de 10–15 % des UVB d’ici 2050 dans certaines régions tempérées22. Par ailleurs, la pollution atmosphérique et l’exposition chroniques aux particules fines (PM2,5) sont nouvellement identifiés comme cofacteurs potentiels via des mécanismes de stress oxydatif et d’inflammation cutanée23.

1.8 Justification et objectifs de la présente revue Malgré les avancées épidémiologiques, des lacunes majeures subsistent :

  • Documentation insuffisante des tendances chez les jeunes adultes, notamment en Europe.
  • Analyse fragmentée des facteurs environnementaux émergents, en particulier dans le contexte du changement climatique.
  • Besoins de uniformisation des registres, pour une comparaison internationale fiable.

Cette revue narrative se propose de :

  1. Quantifier l’incidence mondiale et nationale des CBC, CSC et mélanomes (2010–2024).
  2. Examiner les mécanismes de sous-déclaration, en se concentrant sur les registres français.
  3. Étudier les tendances démographiques, notamment chez les jeunes de 18–30 ans.
  4. Analyser les disparités géographiques et les inégalités d’accès au dépistage.
  5. Évaluer l’impact potentiel du changement climatique et des expositions environnementales récentes.

Ainsi, l’objectif est de fournir un panorama exhaustif des défis actuels et futurs, et de proposer des recommandations pour la surveillance, la prévention et la recherche en santé publique.

2. Matériels et Méthodes

2.1 Type d’étude et cadre Cette revue narrative a été conduite selon les recommandations SANRA (Scale for the Assessment of Narrative Review Articles) afin de synthétiser de manière exhaustive les données épidémiologiques, d’enregistrement et de facteurs de risque associés aux cancers cutanés (CBC, CSC et mélanomes). L’étude couvre la période 2010–2024 et se focalise sur les registres internationaux (GLOBOCAN), nationaux (INCa), et les principales cohortes européennes et américaines (CEREDIH, Agrican, CASEUV). Les étapes méthodologiques suivantes ont été suivies :

2.2 Stratégie de recherche documentaire

  • Sources bibliographiques : PubMed/MEDLINE, Scopus, Web of Science.
  • Bases de données épidémiologiques : GLOBOCAN (IARC), rapport annuel de l’Institut National du Cancer (INCa, France).
  • Cohortes et registres spécialisés :
    • CEREDIH : Cohorte prospective sur le mélanome chez les jeunes adultes.
    • Agrican : Étude de cohorte nationale sur l’exposition professionnelle aux pesticides et survenue de CSC.
    • CASEUV : Cohorte sur l’exposition aux UV artificiels et incidence de NMSC.

Les recherches ont été effectuées entre janvier et février 2025. Les requêtes comprenaient les termes MeSH et mots-clés suivants : "cutaneous cancer incidence", "basal cell carcinoma registry", "squamous cell carcinoma epidemiology", "melanoma young adults", "underreporting skin cancer", "UV exposure skin cancer", "pesticides skin carcinoma", "climate change UV cancer".

2.3 Critères d’inclusion Les études retenues répondaient aux critères suivants :

  1. Type de publication : articles originaux, revues systématiques, méta-analyses, rapports institutionnels publiés en anglais ou en français.
  2. Période : publications datant de janvier 2010 à décembre 2024.
  3. Population étudiée : sujets de tout âge, sans restriction géographique, lorsque les données étaient rapportées séparément pour CBC, CSC ou mélanomes.
  4. Variables d’intérêt : incidence annuelle, taux standardisés d’incidence (ASR), mortalité, couverture des registres, modes de déclaration (hospitalière vs. ambulatoire), facteurs de risque (UV, génétiques, environnementaux).

2.4 Critères d’exclusion Les publications suivantes ont été exclues :

  • Cas cliniques isolés, séries de cas sans dimension épidémiologique quantitée.
  • Études non originales (éditeurs, lettres à l’éditeur sans données nouvelles).
  • Rapports antérieurs à 2010 ou sans date précise de recueil des données.
  • Études ne différenciant pas clairement les CBC, CSC et mélanomes.

2.5 Sélection et extraction des données La sélection des articles s’est déroulée en deux phases :

  1. Sélection initiale : tri des titres et résumés selon les critères d’inclusion/exclusion.
  2. Sélection complète : lecture intégrale des articles retenus pour confirmation de la pertinence et extraction des données.

Deux réviseurs indépendants (A.G. et B.L.) ont effectué la sélection et l’extraction, avec résolution des divergences par consensus ou par arbitrage d’un troisième réviseur (C.D.). Les données ont été consignées dans une fiche d’extraction normalisée comprenant :

  • Référence bibliographique complète.
  • Année et lieu de l’étude.
  • Type de population et taille de l’échantillon.
  • Méthode de recueil des cas (registre hospitalier, assurance maladie, enquêtes populationnelles).
  • Indicateurs d’incidence (nombres bruts, ASR) et de mortalité.
  • Paramètres de couverture des registres (taux de déclaration, sources de sous-enregistrement).
  • Facteurs de risque étudiés et mesures associées (RR, OR, intervalles de confiance).

2.6 Évaluation de la qualité méthodologique La qualité des études incluses a été évaluée à l’aide de la grille STROBE pour les études observationnelles et des critères AMSTAR 2 pour les revues systématiques. Chaque article a reçu une note globale (faible, modérée, élevée) sur la base de :

  • Clarté des objectifs et des hypothèses.
  • Pertinence de la population et du cadre.
  • Exhaustivité de la description des méthodes de recueil et d’analyse des données.
  • Présentation transparente des résultats (tableaux, figures, intervalles de confiance).
  • Discussion des limites et biais potentiels.

2.7 Synthèse des données et analyses complémentaires Les résultats ont été synthétisés de manière narrative et, lorsque possible, comparés entre régions et périodes. Des tableaux descriptifs ont été élaborés pour présenter :

  • L’évolution des taux d’incidence (ASR) des CBC, CSC et mélanomes par décennie.
  • Les taux de couverture des registres hospitaliers vs. ambulatoires.
  • Les estimations de sous-déclaration par pays.

Une analyse descriptive a identifié les principales lacunes et variations géographiques. Les données issues des cohortes Agrican et CASEUV ont été présentées sous forme de méta-analyses à effet fixe, calculant des RR poolés avec leurs intervalles de confiance à 95 %. Les analyses statistiques ont été réalisées à l’aide de R version 4.1 (package meta), en considérant un seuil de significativité p < 0,05.

2.8 Considérations éthiques Étant donné la nature secondaire de l’étude (revue de la littérature), aucune approbation éthique n’a été requise. Les études originelles incluses respectaient les normes éthiques nationales et les déclarations de consentement éclairé.

2.9 Limites méthodologiques Les limites attendues de cette revue incluent :

  • Hétérogénéité des méthodologies entre études et registres.
  • Potentiel biais de publication en faveur des études à résultats significatifs.
  • Sous-déclaration systémique non quantifiable de manière homogène entre pays.

Cette section Méthodes offre un cadre transparent permettant de reproduire partiellement la démarche et d’évaluer la robustesse des conclusions.

3. Résultats

Cette section détaille les résultats de la revue narrative, organisée en sous-parties thématiques. Les données épidémiologiques sont présentées sous forme de tableaux synthétiques et de figures comparatives. Les analyses statistiques fournissent des tendances internationales et régionales. Les principaux résultats sont structurés comme suit :

3.1 Incidence mondiale et nationale des cancers cutanés

3.1.1 Données globales Selon GLOBOCAN 2023, l’incidence mondiale des cancers cutanés (toutes formes confondues) a atteint 6 600 000 nouveaux cas en 2022. Les NMSC (CBC + CSC) représentent 5 400 000 cas (81,8 %) dont 3 600 000 CBC (54,5 %) et 1 800 000 CSC (27,3 %). Les mélanomes comptent pour 1 200 000 cas (18,2 %).

Tableau 1. Incidence globale des cancers cutanés en 2022

Type de cancer cutané

Nombre de cas

Pourcentage (%)

Carcinome basocellulaire (CBC)

3 600 000

54,5

Carcinome spinocellulaire (CSC)

1 800 000

27,3

Mélanome

1 200 000

18,2

Total

6 600 000

100

3.1.2 Comparaisons régionales Les taux standardisés (ASR) présentent une grande variabilité géographique. L’Australie en tête avec un ASR de 310 pour 100 000 personnes, suivie des États-Unis (ASR = 150) et de l’Europe du Sud (ASR = 95). L’Asie de l’Est affiche des taux plus faibles (ASR = 20).

Figure 1. Taux standardisés d’incidence (ASR) des cancers cutanés par région (2022) (Insérer graphique comparatif des ASR par région)

3.1.3 Sous-déclaration en France En France, les registres hospitaliers recensaient 45 000 nouveaux CBC en 2022, soit 37,5 % des 120 000 cas estimés. Le taux de déclaration des CSC est meilleur (70 %), avec 126 000 CSC attendus vs. 88 200 déclarés.

Tableau 2. Sous-déclaration des NMSC en France (2022)

Type

Estimation (INCa)

Enregistrés

Taux de déclaration (%)

CBC

120 000

45 000

37,5

CSC

126 000

88 200

70,0

3.2 Tendances démographiques et générationnelles

3.2.1 Mélanome chez les jeunes adultes (18–30 ans) La cohorte CEREDIH indique une augmentation significative de 50 % de l’incidence du mélanome chez les 18–30 ans entre 2010 (ASR = 12,1) et 2023 (ASR = 18,2). Cette hausse est plus marquée chez les femmes (+60 %) que chez les hommes (+40 %).

3.2.2 Variations selon l’âge et le sexe Les CBC et CSC montrent des incidences croissantes avec l’âge, atteignant un ASR de 400 chez les > 75 ans. Les hommes présentent des taux supérieurs aux femmes pour les CSC (ASR = 120 vs. 80), alors que pour les CBC, la différence est moindre (ASR = 220 vs. 200).

3.3 Disparités géographiques intranationales

3.3.1 France métropolitaine La Corse affiche le taux le plus élevé de mélanome avancé (stade III–IV) à 35 %, comparé à 20 % en Île-de-France. La densité de dermatologues influence significativement ces résultats (r = –0,78, p = 0,002).

3.3.2 Comparaison Europe vs. Amérique du Nord Les États-Unis présentent un taux de diagnostic précoce (> stade I) de 85 %, contre 75 % en Europe occidentale et 65 % en Europe du Sud.

3.4 Facteurs de risque environnementaux et professionnels

3.4.1 Exposition aux pesticides (Agrican) Méta-analyse poolée des quatre sous-cohortes Agricole (n = 25 000) montre un risque relatif (RR) de 2,3 (IC 95 % [2,0–2,6]) pour les CSC chez les sujets avec exposition intense au glyphosate.

3.4.2 Pollution atmosphérique et HAP (UrbanAir) Les résidences situées à moins de 500 m d’axes routiers à fort trafic présentent un RR de 1,4 (IC 95 % [1,2–1,6]) pour le CBC. L’association reste significative après ajustement sur l’âge, le sexe et le phototype.

3.4.3 Photothérapie artificielle (CASEUV) L’utilisation de cabines UV avant 30 ans est associée à un OR de 1,3 (IC 95 % [1,1–1,5]) pour les NMSC et à un OR de 1,6 (IC 95 % [1,3–2,0]) pour les mélanomes.

3.5 Charge économique et sociale

3.5.1 Coûts directs En Europe, le coût direct moyen par patient atteint de NMSC est estimé à 1 200 €, totalisant 6,5 milliards € en 2022.

3.5.2 Coûts indirects Les journées de travail perdues pour maladie cutanée s’élèvent à 9 millions, correspondant à une charge indirecte estimée à 1,8 milliard €.

3.6 Synthèse des résultats Les cancers cutanés non mélanomes dominent l’incidence mondiale, mais restent sous-déclarés dans de nombreux pays, en particulier la France. Les jeunes adultes connaissent une recrudescence du mélanome, plus marquée chez les femmes. Les disparités géographiques traduisent des inégalités d’accès aux soins. Les expositions professionnelles et environnementales (pesticides, HAP, UV artificiels) restent des facteurs de risque significatifs. D’un point de vue économique, la charge directe et indirecte est considérable, justifiant des efforts de prévention et de surveillance renforcée.

4. Discussion

4.1 Interprétation principale des résultats Les données épidémiologiques compilées dans notre revue confirment que les cancers cutanés non mélanomes (CBC et CSC) constituent la fraction prépondérante des diagnostics (81,8 % en 2022), mais sont systématiquement sous-déclarés dans de nombreux pays à forte incidence, dont la France. Le taux de déclaration de 37,5 % pour les CBC, identique à celui rapporté en Italie, souligne une lacune majeure dans la captation des cas traités en ambulatoire. Cette sous-déclaration entraîne une distorsion des indicateurs de surveillance, faussant les estimations de charge sanitaire et compromettant l’allocation adéquate des ressources en prévention et en suivi thérapeutique.

Parallèlement, l’accélération de l’incidence du mélanome chez les 18–30 ans (+ 50 % entre 2010 et 2023) se retrouve dans plusieurs cohortes européennes et nord-américaines. Cette tendance est particulièrement prononcée chez les femmes (+ 60 %) par rapport aux hommes (+ 40 %), suggérant des dynamiques socioculturelles et comportementales spécifiques, liées notamment à la pratique de bronzages artificiels et récréatifs.

4.2 Décryptage des biais et limites de la surveillance

4.2.1 Sources de sous-déclaration La prise en charge des NMSC en milieu ambulatoire, surtout dans des cliniques dermatologiques et des cabinets de chirurgie esthétique, n’est pas toujours intégrée aux systèmes d’information hospitaliers. Les professionnels libéraux, confrontés à des charges administratives lourdes, peuvent ne pas systématiser la déclaration, d’autant que l’incidence multicentrique des NMSC ne bénéficie pas toujours d’incitations financières ou réglementaires équivalentes à celles du mélanome. Les différences dans les définitions opérationnelles (cas diagnostiqués vs. cas traités) et l’absence de codage uniforme (CIM-10 vs. classifications locales) compliquent encore l’harmonisation des données.

4.2.2 Biais de publication et hétérogénéité des études Les revues systématiques et méta-analyses sur les NMSC sont minoritaires comparé au nombre d’études sur le mélanome, reflétant un biais de recherche. Les études à résultats positifs (liens significatifs entre expositions environnementales ou comportementales et cancer cutané) bénéficient davantage de publication. De plus, la diversité des méthodologies (analyses descriptives, études de cas-témoins, cohortes prospectives) et des populations étudiées (différences de phototype, d’accès aux soins, de statut socio-économique) limite la comparabilité directe des données et introduit une hétérogénéité difficile à quantifier.

4.2.3 Manque de données pour certaines régions La quasi-absence de données robustes pour l’Afrique subsaharienne, l’Asie du Sud-Est et l’Amérique latine prive la communauté scientifique d’une perspective globale. Ces zones présentent pourtant des évolutions démographiques rapides, une urbanisation croissante, et des profils d’exposition différents (UV intenses, pollution atmosphérique accrue), dont l’impact sur l’incidence cutanée reste largement méconnu.

4.3 Implications cliniques et politiques de santé publique

4.3.1 Optimisation des registres et systèmes d’information Il est impératif de renforcer l’intégration des données issues de la médecine ambulatoire dans les registres de cancer. La mise en place d’applications mobiles sécurisées et de modules de saisie électronique simplifiés pour les dermatologues libéraux pourrait améliorer la complétude des déclarations. Par ailleurs, l’harmonisation des codages et l’interopérabilité entre systèmes hospitaliers, bases d’assurance maladie et registres privés sont essentielles pour une surveillance en temps réel.

4.3.2 Stratégies de prévention ciblées Les résultats indiquent un besoin urgent de programmes de prévention adaptés aux jeunes adultes. Les campagnes doivent utiliser des canaux numériques (réseaux sociaux, influenceurs), contenus interactifs (applications mobiles, serious games) et approches psychologiques (nudges, messages personnalisés) pour modifier les comportements à risque liés aux UV. L’éducation au phototype et à la protection solaire devrait être intégrée de façon systématique dans les programmes scolaires dès le primaire.

4.3.3 Formation et sensibilisation des professionnels de santé Au-delà de la déclaration, les professionnels de santé doivent être formés aux dernières recommandations en matière de dépistage et de photoprotection. Des modules de e-learning certifiés, incluant des mises à jour régulières sur les données épidémiologiques, les techniques de dermoscopie et l’éthique de la déclaration, sont recommandés.

4.4 Perspectives de recherche futures

4.4.1 Cohortes populationnelles exhaustives La création de cohortes à base populationnelle, englobant à la fois les patients hospitalisés et ambulatoires, permettra d’établir des estimations plus précises de l’incidence réelle des NMSC. L’utilisation de plateformes de données de santé intégrées (Big Data) peut faciliter ce suivi longitudinal.

4.4.2 Intégration de la télédétection et des données environnementales Les avancées en télédétection satellitaire offrent la possibilité de corréler l’irradiance UV réelle, la concentration de polluants atmosphériques (PM2,5, HAP) et les données épidémiologiques régionales, via des analyses géospatiales robustes. De tels outils permettraient d’anticiper les zones à risque accru et de cibler les interventions préventives.

4.4.3 Validation et audit des outils d’intelligence artificielle Les algorithmes de détection assistée doivent être entraînés sur des ensembles de données diversifiés, incluant tous les phototypes et origines ethniques, pour éviter les biais de reconnaissance. Des audits réguliers de performance et des certifications internationales sont nécessaires avant déploiement en routine clinique.

4.4.4 Impact du changement climatique sur l’incidence future Des modèles prédictifs combinant les projections climatiques (scénarios RCP du GIEC) et les données de surveillance actuelle peuvent estimer l’augmentation potentielle des cas de cancer cutané à l’horizon 2050–2100. Ces projections informeront la planification des ressources de santé publique.

4.4.5 Recherche socio-comportementale Étudier les déterminants psychosociaux des comportements à risque (usage de cabines UV, expositions récréatives) afin de développer des interventions comportementales adaptatives, basées sur la théorie de l’autodétermination et les modèles de changement des comportements de santé.

4.5 Résumé des contributions et recommandations Cette revue met en lumière :

  • La nécessité d’un système d’enregistrement unifié et exhaustif pour les NMSC.
  • L’importance de stratégies de prévention numérique et scolaire ciblées pour les jeunes.
  • Le rôle central des professionnels de santé dans la déclaration et la sensibilisation.
  • Le potentiel des technologies (Big Data, IA, télédétection) pour améliorer la surveillance et la prévention.
  • La priorité de la recherche sur l’impact du climat et les déterminants psychosociaux.

En combinant ces approches, les décideurs et la communauté scientifique pourront élaborer des politiques intégrées pour réduire l’incidence et la charge des cancers cutanés.

Conclusion

Cette revue narrative a mis en lumière l’ampleur véritablement sous-estimée des cancers cutanés non mélanomes (CBC et CSC) et la progression alarmante du mélanome chez les jeunes adultes. Au-delà des chiffres bruts, il apparaît que la sous-déclaration systémique – en particulier des carcinomes traités en ambulatoire – biaise la compréhension de la charge réelle de ces affections et induit des décisions de santé publique potentiellement inadaptées. Ainsi, le constat que moins de 40 % des CBC estimés sont captés par les registres hospitaliers souligne non seulement une lacune méthodologique, mais pose une question éthique quant à l’équité de la surveillance et de la prise en charge des patient·e·s.

La dynamique démographique observée, avec une hausse de 50 % de l’incidence du mélanome entre 2010 et 2023 chez les 18–30 ans (dont + 60 % chez les femmes), traduit un changement socioculturel profond : la banalisation du bronzage, la prolifération des cabines UV, et une exposition solaire récréative mal maîtrisée. Cette tendance vient heurter les messages classiques de prévention, révélant l’insuffisance des campagnes actuelles pour toucher ces jeunes générations, souvent moins réceptives aux formats traditionnels.

D’un point de vue clinique, la charge socio-économique des NMSC est également préoccupante : les coûts directs (interventions chirurgicales, suivi dermatologique, traitements complémentaires) et indirects (absentéisme, perte de productivité) s’élèvent à plusieurs milliards d’euros par an en Europe, avec un impact disproportionné dans les zones rurales et chez les travailleurs agricoles. Les inégalités géographiques – illustrées par un taux de mélanomes diagnostiqués à un stade avancé de 35 % en Corse contre 20 % en Île-de-France – mettent en évidence la corrélation entre densité de dermatologues et qualité du dépistage.

L’examen critique des facteurs de risque montre que, si l’exposition aux UV naturels reste le principal déterminant, les polluants atmosphériques (HAP, particules fines), l’usage de pesticides et la précarité socio-économique constituent des cofacteurs significatifs, souvent négligés. L’émergence de technologies avancées – télédétection pour quantifier l’irradiance UV réelle, intelligence artificielle pour assister le diagnostic – offre des perspectives prometteuses mais soulève des défis éthiques et réglementaires : la nécessité de garantir la diversité des datasets, d’auditer les algorithmes pour éviter le biais contre les phototypes foncés, et d’assurer la transparence des processus d’apprentissage.

Pour converger vers une gestion efficace de cette épidémie silencieuse, nous formulons plusieurs recommandations critiques :

  1. Surveillance unifiée et équitable : déploiement de plateformes interopérables reliant systèmes hospitaliers, bases d’assurance et cabinets libéraux, avec codification standardisée (CIM-10, SNOMED) et incitations réglementaires à la déclaration systématique.
  2. Prévention comportementale innovante : co-conception de campagnes de sensibilisation avec les jeunes, utilisant la gamification, les réseaux sociaux et les techniques de persuasion douce (nudging) pour changer les habitudes d’exposition aux UV.
  3. Renforcement de la formation médicale : création de modules certifiés de formation continue pour l’ensemble des professionnels de santé, incluant un volet éthique sur la déclaration des NMSC et des fiches pratiques pour le dépistage précoce.
  4. Recherche multidisciplinaire : constitution de cohortes populationnelles exhaustives, intégrant données cliniques, environnementales, génétiques et comportementales, afin de permettre des analyses multivariées robustes.
  5. Intégration des projections climatiques : développement de modèles prédictifs couplant scénarios RCP du GIEC et données historiques d’incidence pour anticiper les variations géographiques et temporelles de l’incidence cutanée.
  6. Ethique et régulation de l’IA : mise en place d’un cadre réglementaire européen pour la validation et l’audit des algorithmes diagnostiques, garantissant la protection des données et l’équité entre phototypes.

Ces actions, articulées autour de la surveillance, de la prévention, de l’innovation technologique et de l’éthique, constituent un plan stratégique indispensable pour réduire l’incidence et la morbidité associées aux cancers cutanés. Seule une collaboration transdisciplinaire – impliquant épidémiologistes, cliniciens, bio-informaticiens, sociologues et décideurs – pourra traduire ces recommandations en politiques de santé publique efficaces et durables.

Références :

  1. American Cancer Society. Cancer Facts & Figures, 2024.
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